La dernière lueur [Asmodae]

C'était fini. Fini pour Elle, fini pour eux.

Le vent agitait les flots avec entrain et projetait sur son visage de vastes gerbes salées. Le Carabin oscillait sur cette surface instable et colérique. Elle s'était cramponnée au bastingage. La pluie fouettait son visage, se mêlait à ses larmes.

Les dernières semaines avaient été difficiles pour tous à l'Archipel. La fin s'était inscrite dans une continuité parfaite. L'Ombre avait triomphé. La Cohorte n'était plus.

Elle s'effondra mollement sur le pont, vaincue. Les sanglots convulsaient son corps tels ces bourrasques qui secouaient l'océan.


La courtisane soupira, contemplant le luxe éclatant de son boudoir. Inévitable retour. Encore et toujours condamnée à être elle-même... Elle avait compris que rien ne servait de fuir, qu'il fallait affronter la réalité en face et se battre jusqu'au bout, quel qu'en soit le prix, quels que soient les périls.La réalité était cette guerre stupide et injuste, ce pouvoir usurpé et cette ambition démesurée.

Cependant, plus que tout autre, la belle savait que la victoire n'était pas dans l'affrontement direct. Le sort de Saraban l'avait prouvé, encore une fois. Non, il faudrait s'armer de masques et de mensonges, de ruse et de finesse.

Et surtout, toujours, il faudrait garder en vue cette luciole minuscule, cette dernière lueur d'espoir, ce papillon spectral.


Un sourire étrange orna ses lèvres. Elle ferma les yeux, renversa la tête en arrière et inspira une grande bouffée d'éther, s'enivrant du parfum musqué et intense qui flottait dans la pièce et qui alourdissait l'air.

La solitude… On croit l’avoir quittée, elle vous revient toujours.

Le regard opalescent de l’aède se perdait à la surface des flots. Le bateau tanguait, la lumière vacillait au gré des vagues, comme son monde, comme sa vie. La Louve… Leur Louve, celle qui les avait accueillis… Désormais un ange déchu. Elle frémit à la pensée d’une telle horreur, se souvenant du corps meurtri, de l’âme brisée de celle qui avait toujours été si forte, pourtant.

Ses yeux se tournèrent vers l’Archipel, comme pour un dernier adieu. L’ancien refuge n’était plus que vide et désolation. Comme une Ombre qui plane sur l’île, et y annihile toute lueur de vie. Il faut partir. S’accrocher aux éclats de ce qu’ils ont détruit.

La jeune femme se lova contre son compagnon. Ils avaient décidé de suivre la courtisane. D’aller vivre, eux aussi, dans ce que Saraban avait surnommé la Cité des Mensonges.

Elle devient pâle, faiblit, s’accroche au bras du gladiateur. Non, ce n’est pas le mal de mer… Déjà, la capuche vient voiler les yeux trop clairs, la peau trop blanche.

Pandémonium… La Cité des Charmes et de la Gloire, joyau éclatant de noblesse et d’élégance. D’anciennes paroles résonnent en son esprit…

Un jour, tu seras parmi eux, mon enfant. Un jour, si Aion le veut...

Et ce jour était arrivé. Fini le temps du repli et de l’exil, impossibles en ce monde délabré. Il fallait sauver la lueur, sauver ce petit éclat d'espoir et en faire un éclatant brasier. Une flamme épuratrice. Un enfer salvateur.

Les chatoiements de l’espoir illuminaient ses iris. Y avait-il encore, là-bas, dans les ruelles des bas-fonds, dans les palais de Vanahal, des hommes et des femmes que cette incandescence n’effraierait pas ?

Elle porta la tasse à ses lèvres et sirota le thé à la voluptine qu'elle renfermait. Puis elle releva les prunelles vers son invité. Il avait le regard égaré quelque part entre sa gorge et son ventre, là où la chair si pâle était exhibée entre les deux pans de dentelle blanche de son déshabillé. Elle retint un soupir blasé, se rappelant pourquoi elle avait convié ce mufle et pour quelles si bonnes raisons elle avait daigné lui offrir son corps.

"Vous êtes toujours aussi merveilleuse, Clôtho. Votre retour ici fut la plus agréable des surprises... Mais où étiez-vous tout ce temps ? Certaines mauvaises langues disaient que vous aviez rejoint un groupe de révoltés."

Impassible. Elle avait affaire à un juge de l'Ombre, un habitué des mascarades. La prudence la plus totale était de mise même s'il était subjugué par sa poitrine.

"Quelle idée, cher ami ! Sûrement voulait-on encore me nuire. Vous savez comme mes ennemis sont nombreux ici... En réalité, épuisée par la tension de Pandémonium, je suis allée me reposer en campagne. Je dois vous confier que cette ville m'a tant manqué que j'y suis parfois retournée en cachette."

Elle lui fit un clin d'œil, espérant que cette explication allait s'avérer convaincante. Le juge ne parut pas en douter, après tout c'était probablement le cadet de ses soucis.
Une nouvelle gorgée de thé. Elle se délecta de sa douceur avant de reprendre la conversation.

"Hm... Et sinon, vos affaires ne sont pas trop épuisantes ? Vous ne semblez pas au meilleur de votre forme."

Elle adopta un air maternel. Ça fonctionnait toujours avec ces hommes fragiles qui détenaient trop de pouvoir et de responsabilités, qui finissaient submergés et perdus.

"Ah, Clôtho... Comment l'avez-vous deviné ? L'Ombre est surmenée en ce moment. Une grave affaire qui a nécessité de prendre de grandes, de terribles mesures. Je dois vous avouer que cela me pèse... "

Parfait. Le connaissant bien, et sachant qu'il n'avait pas mauvais fond, qu'il était torturé et sujet au remord, elle avait tout misé sur lui sans chercher à contacter ses autres connaissances de l'Ombre -cela aurait attiré l'attention sur elle-.

"Vous me promettez d'être discrète à ce sujet, comme vous l'avez toujours été d'ailleurs ?"

Elle se félicita d'avoir toujours conservé précieusement les secrets de ses amants, n'en usant que de manière très détournée.

"Bien entendu. Votre intérêt est le mien, mon cher."

Elle lui adressa un sourire neutre, déposant sa tasse désormais vide. Elle passa une main dans sa chevelure de feu, feignant un intérêt mesuré -voilant son avidité de savoir- pour les soucis de son client.

"Et bien, c'est autour d'une prophétie. Novae. Si elle venait à s'accomplir, notre monde ne serait plus. Cela parle d'une terrible explosion, d'une lueur grandissante. Mais ne vous alarmez pas, ma dame, pour empêcher cela nous œuvrons du mieux que nous pouvons. A mon goût cela va parfois trop loin, mais si cela permet de sauver Asmodae... Enfin, ma chère," il fixa son regard avide dans les iris céruléens de la courtisane, "oublions cela finalement, en parler m'angoisse."

Elle masqua aussi sa déception de ne pas en savoir plus, et se leva lentement, une risette mutine sur les lèvres.

"Allons congédier cette histoire autrement que par les mots, mon seigneur."

L’atmosphère était pesante ce soir-là, une chaleur inhabituelle peut-être, ou simplement cette grande cité qui vous étouffe, vous serre la gorge et l’esprit. La jeune femme au teint opalescent sortit malgré l’heure tardive dans les rues de Vanahal et se rendit, seule, au jardin le plus proche. Besoin de respirer. De réfléchir. Ce dont Clotho venait de leur faire part avait éveillé en elle comme l’instinct d’une réminiscence, une esquisse de souvenir dont elle se devait de préciser les contours.

Novae… Les trois syllabes se répétaient dans son esprit, vaguement familières. Des bribes de paroles lui revenaient en mémoire, la voix de sa mère, mentionnant une Organisation clandestine, un groupe armé auquel elle et son père participaient, avec toujours dans les combats cet horizon, ce désir inconcevable, ce souhait un peu fou… Réaliser « Novae ». C’était bien de cette même prophétie dont il s’agissait…

Elle comprenait maintenant, pourquoi on l’avait envoyée là-bas, rejoindre la Louve, rejoindre celle au regard singulièrement lumineux et au tempérament de feu. Ce que Saraban portait en elle de si spécial devait avoir un rapport… Mais ils avaient échoué à la protéger, et cette lueur s’était éteinte. La douleur lui serra le cœur à nouveau, comme chaque jour depuis la lugubre découverte dans les rues crasseuses de l’aérodrome. Tout espoir s’était-il éteint avec elle ?

D’après Clotho l’Ombre était toujours très prise par cette affaire… Alors il devait y avoir d’autres éléments. Elle examina à nouveau le peu qu’elle savait sur cette prophétie, presque rien, mais si seulement c’était vrai…

Novae… Détruire Asmodae ? Un sourire étrange orna ses lèvres.

Il fallait se renseigner, trouver des pistes, agir. Accomplir ce qui aurait dû être fait depuis longtemps. Et mettre un terme à cette longue souffrance.

Elle étendit sa jambe, repoussant l'étoffe de satin au bout du lit, jouant de son pied sur les plis du tissu nacarat. C'était le moment opportun. Elle tourna la tête vers lui et le sonda rapidement d'un regard pensif.

"Hm... Mon seigneur, au sujet de la prophétie dont vous m'avez parlée..."

Il grogna d'un ton contrarié. Elle n'en tint pas compte.

"Je viens de me souvenir de quelque chose qui pourrait vous intéresser."

La surprise prit la place du mécontentement, il l'invita à poursuivre d'un haussement de sourcil.

"J'ai une connaissance qui m'en a parlée, il y a de cela quelques temps... Novae, oui, c'était bien cela. Mais, étrangement, elle ne semblait pas craindre son accomplissement. Au contraire, pour elle, il pouvait mener Asmodae à sa victoire."

Elle le scruta à nouveau, dissimulant l'immense nervosité qui la tourmentait. Il paraissait à la fois perplexe et intéressé. Lui offrait-elle un moyen de racheter ses crimes ? D'apaiser sa conscience ? Elle garda le silence, estimant que c'était à lui de répondre. Quelques longues minutes s'égrainèrent, puis...

"A vrai dire, ma chère, certains dans l'Ombre et autres puissants pensent en effet que cette prophétie peut être bonne pour Asmodae. Hélas, nous n'avons que peu d'informations à son sujet et nous ne pouvons pas employer des savants qui feraient mauvais usage de ce qu'ils apprendraient..."

Elle se contenta d'un sourire modéré. Une satisfaction immense irradiait en elle. Les choses prenaient une tournure parfaite.

"Je vois... Je suis sûre que cette connaissance, puisqu'elle est déjà au courant de la prophétie, accepterait d'œuvrer dans l'intérêt d'Asmodae. Si vous estimez que cela peut être utile, bien entendu."

Elle se leva avec nonchalance, rejetant sa chevelure vermeille dans son dos, flammes léchant la blancheur de sa chair. Sa nudité se devinait vaguement, licencieuse, dans la pénombre ambiante. Ses iris rutilaient dans les ténèbres opaques.

"Vraiment ? Cela serait intéressant, ma dame. D'autant que chacun sait que vous êtes digne de confiance. J'en parlerai à l'Ombre. Je suis ravi de vous voir si préoccupée par la santé de notre peuple."


Le lendemain, un pli adressé à Clôtho fut porté au Vanahal.

Citation :

Ma dame,

Vous pouvez venir à la Cour avec la personne concernée. Notre idée a été jugée intéressante par l'ensemble de mes collègues -malgré les réticences de certains-.

Avec tout mon amour,

Voronwai.

La plate-forme s’élevait sans bruit sous le dôme de verre, que n’aurait il pas donné pour ne pas avoir à mettre les pieds dans ce sinistre endroit. Arrivé au palier, Clotho s’avança vers l’intendance au bout de la pièce et Mankel la suivit ignorant les gardes casqués posté de par et d’autre.

Veuillez signaler au Seigneur Voronwai que la personne qu’il attendait est ici

L’individu fila vers un des couloirs adjacents avec un peu trop de ferveur au gout du gladiateur. Encore un qu’elle manipulait avec facilité.
Il revint quelques minutes après, le priant de le suivre. Mankel jeta un coup d’œil à Clotho avant de suivre l’intendant, son sourire encourageant ne dissipant pas l’impression qu’avait le Daeva de se jeter dans la gueule du loup.
Mais bon quel choix avaient-ils ? Synae ne pouvait bien sur pas se livrer à ce genre d’examen, cette pensée apaisa ses doutes sans l’empêcher de s’efforcer a retenir le chemin parcouru.

On le fit patienter un long moment après avoir vérifié qu’il ne portait aucune
arme, dans une petite pièce miteuse mais qui au moins n’était pas une geôle. Enfin, il entra dans une salle beaucoup plus grande, impressionnante d’allure de tribunal.

Avancez jusqu'à la lumière.

Mankel avança au centre de la pièce, il y avait trois juges dont il ne distinguait pas les traits, assis en hauteur, ils l’observaient de haut. Plus bas, il y avait d’autres personnes préposé aux taches administratives surement.

Nom ?

Mankel

Recherchez ce nom dans le registre ordonna la voix d’un ton impérieux

De longues minutes s’écoulèrent alors qu’un scribe cherchait son identité. Comme la plupart des Daeva, il était arrivé il y a quelque années empli de félicité et d’enthousiasme, on avait honoré ce nouveau serviteur d’Aion et surtout, il le comprenait a présent on l’avait enregistré. De même la majorité de ce qu’il avait fait ensuite était consigné, la Cour des Ombres surveillant beaucoup de chose.

Seigneurs, j’ai un Daeva du nom de Mankel de la maison Osbern enregistré il y a 25ans. Entrainé, puis enrolé dans la légion des Vespidés Noirs. Il est déclaré mort au combat. Par contre la description physique correspond.

Mort au combat, il semblerait que non. La légion a été anéantie et ce qu’il en restait réaffecté entre les autres. J’ai signalé vouloir mettre fin a ma carrière de soldat, et comme je n’ai jamais reçu de réaffectation j’ai cru que c’était effectif.

Un autre juge intervint. Il se trouve que j’ai dans mes relations le Seigneur Mandred Osbern, il n’a jamais mentioné avoir un héritier… un héritier Daeva j’entends.

Mankel hésita, il n’avait pas pensé à cela. Pouvait-il mentir à la cour ? Non surement pas. Mais alors à coup sur son père l’apprendrait et lui tomberait dessus. D’un autre coté si son nom pouvait lui servir, pourquoi pas… ce serait bien la première fois ou cela lui servirait.

Il ignore lui-même que je suis en vie. De toute façon il ne lui plairait pas d’avoir un fils faible. Cette affaire est pour moi l’occasion de me montrer digne de lui.

Le juge qui était intervenu n’objecta pas, il connaissait donc suffisamment son père pour que la réponse que le gladiateur venait de donner lui convienne.
Un silence s’installa, Mankel prit la parole.

Je compte découvrir et utiliser Novae. Je mènerais le corps expéditif sous la supervision de Dame Clotho.

Comment s’appelera cette compagnie ?

Il réfléchit un instant les paroles de Synae lui revenant en mémoire « Je me souviens surtout de tous ces noms étranges, et de principes généraux... Novae - destruction, Adeia - protection... »

Adeia

"C'est le fils de Mandred Osbern que vous m'avez envoyé, Clôtho. "

La surprise se peignit sur le visage de la courtisane. Mankel, le fils d'Osbern... Pourquoi n'en parlait-il jamais ? Probablement y avait-il là quelque douloureux secret qu'il ne fallait pas déterrer trop brusquement.

"Je n'en savais rien, mon Seigneur. Cela pose un problème ?"

Vonronwai posa une main sur la hanche de Clôtho, ses doigts se crispant sur le tissu fin qui la voilait à peine. Ils étaient seuls dans son bureau, à la Cour de l'Ombre.


Il vint ronger ses lèvres d'un baiser fougueux puis relâcha son emprise.

"Aucun problème. Au contraire, cela a poussé mes collègues à accepter plus facilement. Car, vous le devinez, ma toute belle, votre projet a quasiment reçu l'unanimité. Vous avez carte blanche. Vous êtes désormais considérée comme la mécène d'Adeia. Naturellement, vous devrez rendre des comptes à l'Ombre, par mon biais. N'importe qui ne doit pas être mis au courant du projet... Pour le moment. Nous songeons à la possibilité de le rendre public puisque sa fin est patriotique."

Elle le contourna, se plaçant dans son dos en une attitude joueuse et susurra, en un souffle satisfait :

"Voilà qui est parfait. Nous ferons de notre mieux."

Il se retourna vivement, la saisissant par la taille et lui faisant effectuer un demi tour. Puis il se dirigea vers son bureau et y récupéra un dossier qu'il lui tendit.

"Voici une copie du dossier Novae. Faites en bon usage et gardez moi ça à l'abri chez vous. Vous allez faire de grandes choses, Clôtho, je le sais. "